ANNE: UNE ANNEE DE KARATÉ CHEZ HENRI
Un témoignage pas comme les autres : Entre clairvoyance et cécité…
• Rentrer dans la salle : il y a une odeur particulière, celle du Dojo. Quand il fait chaud il y a peu de mouvement d’air de l’extérieur, néanmoins j’aime bien mettre un banc devant les fenêtres, je me sens protégée du vide.
• Le Dojo c’est un tapis, le rose ne me gêne pas, mais c’est un tapis agréable. Tous les gens ont des pieds différents, il y en a qui traînent les pieds, c’est très pratique parce que je les entends bien, et il y en a d’autres qui glissent sur le tapis. On sent qu’ils glissent parce qu’ils se déplacent mais ça ne fait pas autant de bruit : beaucoup plus difficile pour savoir et anticiper comment ils vont se déplacer. Mais généralement les pieds collent donc je sais où est leur pied, quand je sais où est leur pied, je sais où est le poing, au-dessus.
• Les lessives : chaque kimono a une lessive. Bien sûr plusieurs ont la même lessive : Le Chat Machine est la plus odorante. Très pratique. Pratique aussi les personnes qui ont une odeur (parfum, transpiration –sans connotation péjorative pour ce dernier cas-) parce que je sais bien où les gens se trouvent.
• Le frottement : frottement des tissus
Plus les gens sont confirmés, plus les tissus frottent vite et plus c’est agréable : ça donne l’impression de puissance mais surtout de contrôle. Un tissu qui ne frotte pas, c’est comme un tissu creux. Moi, mon kimono je frotte rien, peut-être que ça viendra un jour, mais de temps en temps je m’entends faire un beau mouvement et ça fait ce petit bruit de rapidité.
• Autre frottement : le sac de frappe
Il se balance longtemps, tout doucement, c’est sans doute le bruit de la chaîne ou d’un petit anneau qui le retient au plafond ou à une solive. C’est un petit bruit discret et présent.
• Les vibrations de l’étage du dessous remontent plus ou moins. Il y a des soirs où il y a des participants costauds à l’étage du dessous qu’on projette parterre, c’est manifeste. J’entends le choc des corps et la vibration se répercute dans le mur et dans la dalle.
• Les voitures
Il y en a plusieurs : celle qui s’arrêtent dans la rue pour tourner à droite, celles qui passent sur l’avenue à vive allure, des portières qui claquent. Je dois entendre mais pas écouter sinon ça perturbe mon attention.
• L’air
Certaines personnes font de longues inspirations, poussent leur ki, je trouve que ça signale une présence individuelle mais aussi celle du groupe. C’est comme une pulsion et quand on est au milieu du groupe je me sens entourée et très à l’aise. Quand je suis bien comme ça, je fais mon kata en fermant les yeux, parce que je sais où sont les autres autour de moi. Je me rappelle toujours Amandine quand on révisait les sanbon kumite qui m’avait dit : « tu fais mieux quand tu fermes les yeux », j’avais trouvé ça génial. Par contre, quand le groupe est très nombreux, plus de quinze personnes, la dynamique groupale est très perturbatrice. Je n’arrive pas à gérer les bruits des uns et des autres très longtemps. Si je connais très bien mon kata, ça ne me gêne pas d’entendre le bruit léger des autres, car je suis bien concentrée au-dedans de moi et je sens les autres ; mais si je ne le connais pas bien, le quatrième par exemple, c’est plus difficile, il faut que je me concentre sur moi et que j’arrive à m’abstraire du bruit, même léger, des autres.
• L’énergie (celle des autres) me semble venir de plusieurs sources. Evidemment pour Henri c’est perceptible, l’énergie est comme une bulle autour de lui, on sent l’air qui palpite, on pourrait mettre de la fluorescine dans l’air, il serait entouré de vert fluo. Et quand il m’avait montré un jour une spirale, moi j’ai besoin de toucher le bras pour me rendre compte, on sent le muscle qui vrille, comme ces troncs de glycine qui tournent pour mieux monter et s’agripper.
• Pour les ceintures noires avec qui j’ai travaillé c’est très différent : je le dis comme je l’ai ressenti pour chacun, donc ça n’engage que moi et mes perceptions.
• Une personne a des os comme des barres de fer. Ce n’est pas qu’ils sont durs, c’est qu’ils dégagent une énergie qui irradie. Quand je fais un exercice avec lui, je sens l’énergie atour de l’os, ça donne une impression terrible. C’est très impressionnant parce que ce n’est pas figé. Elle suit son propriétaire dans ses mouvements. C’est un peu comme une armure souple. J’ai remarqué que plus on voulait résister « durement », moins ça marchait, mais plus on était souple et relâché, plus son énergie était saisissable, dans le sens où je ne la perçois pas passivement ni ne la subis.
• Pour une autre personne, l’énergie part du thorax, de l’endroit où il y a les poumons et se diffuse partout dans sa personne. C’est une énergie ce jour là qui était douce mais on sent qu’elle peut augmenter. C’est aussi impressionnant parce que c’est maîtrisé.
Ce que j’essaye de dire c’est que chez les ceintures noires avec qui j’ai travaillé, je ne sens pas les parties physiques de l’individu, pas les os, pas les muscles, mais l’énergie qui passe à travers les os, les muscles, le froissement du tissu, le souffle, et l’air autour. Plus ou moins marqué selon les personnes.
• Pour les autres ceintures, évidemment je me mets dans le lot, c’est du muscle, de l’os, il manque cette espèce d’entourage de la personne. Je ne veux pas avoir l’air de critiquer, loin de moi cette pensée, mais je n’ai pas ressenti ça. Je sens que c’est ferme, c’est musclé, on s’applique, mais ce n’est pas la même chose. Ca a quelque chose d’inerte, c’est très difficile à expliquer, mais il manque quelque chose.
• Le compliqué pour moi –évidemment- c’est de voir le bonhomme en face de moi : que ce soit le professeur ou celui avec qui je travaille. Donc moi il faut que je puisse toucher la personne pour me faire une idée de la distance à laquelle elle est, si elle ne dégage pas suffisamment d’énergie pour m’indiquer où elle est. Et cela n’a rien à voir avec la taille, si il est costaud, petit, femme ou homme. C’est une question de sensation d’abord, de perception après.
POUR MOI, JE SUIS DANS LA SENSATION D’ABORD –DANS LA PERCEPTION VISUELLE APRES. Mais c’est très très rapproché dans certains cas presque immédiat, je ne sais pas si il y a un acte cognitif entre sensation et perception (c’est un autre débat). Donc si je suis très gênée ou en situation de danger, je ferme les yeux parce que je suis obligée de me concentrer autrement, mes yeux me donnant des fausses informations. C’est pour ça que quand on dit, « ne quittez pas votre adversaire des yeux », moi je ne le regarde pas, je m’en fous, je le vois tout tordu, mais je me concentre dans ma cervelle, mes oreilles, mes sens, que si jamais il bouge et veut me faire un coup tordu, je ne suis pas prise au dépourvu. Parce que j’aurai senti qu’il se prépare quelque chose.
Parce que si je regarde Gérard faire le cours, je vois une silhouette floue dont je ne distingue que grossièrement les mouvements, toute la finesse du truc m’échappe. Si j’entends « mettez les bras comme ça », pour moi « comme ça » ça veut dire 200 000 manières de mettre le bras. Après je ne vois jamais les gens entiers, donc si je regarde Henri, j’en perds la moitié : si j’ai le tronc, je perds les jambes et la tête, si j’ai la tête et les épaules, je n’ai plus tout le reste. Donc finalement, je regarde toujours un peu au hasard.
Donc solution :
• Apprendre tout à l’avance avec mon fils même imparfaitement, pour ne pas être décalée et peaufiner sur place,
• Réviser tous les jours les katas et les autres mouvements dont je me rappelle plus ou moins,
• Connaître les noms de chaque mouvement, comme ça je peux identifier ce qui se passe,
• Regarder les bouts de gens que je peux attraper et ne pas me poser de questions sur ce que je ne vois pas, c’est un état de fait, une donnée. Je fais avec. Et déterminer le bout de la personne à regarder suivant ce qu’elle dit : si on travaille sur les jambes, je regarde les jambes, tant pis pour le reste.
Le problème aussi : se voir. Et se percevoir. Là c’est plus dur car contrairement à ce qui se met en place quand je regarde les autres, j’ai plus tendance à me voir d’abord et me percevoir ensuite. Et je suis en train d’apprendre à faire autrement : je me sens, je me perçois.
Quand je ne vois plus mes pieds ou que je n’arrive pas à savoir si mon avant-bras est bien à angle doit par exemple, ou la main bien dans le prolongement, j’écoute bien et je ferais un partout mes mouvements par petits bouts. D’abord chez moi, où je sens ce qu’est un angle droit de mon avant-bras, après un partout discrètement. A un arrêt de bus je peux travailler très discrètement pour apprendre à me sentir moi-même. Parce que les soirs où je suis fatiguée des yeux, je ne vois plus mes pieds sur le tapis. Et pourtant j’y suis bien. Donc je travaille dans ma tête et j’essaye de penser fort à la sensation de mes pieds qui doivent me donner un maximum d’indications sur la bonne distance etc., sans être des pieds « boulets », ce qui n’est pas facile. Donc il faut que je sente bien le mouvement pour essayer de le faire le mieux possible (mais je ne suis pas comme quelqu’un qui aurait une impression de morcellement, comme les personnes autistes). Après, il faut sentir sans devenir malade d’application, c’est-à-dire laisser une place à l’imprévu, à l’à peu-près, à l’erreur et ne pas en avoir honte, parce que sinon je mettrai la barre tellement haute que c’est impossible. Donc une forme de mouvement mal effectuée m’est en soi pas rédhibitoire si elle s’inscrit dans un processus d’apprentissage de soi et de la discipline, même un petit mouvement simple pour des voyants. Donc même quand je rate ou quand je suis complètement à côté, ça ne me gêne pas, je fais comme je peux. Après je ne me sens pas impuissante par rapport à moi-même car je n’ai aucun programme de progression fixé à l’avance : je vais à mon rythme.
Après, où j’ai le sentiment de progresser c’est que je sens que je peux faire des mouvements dans l’amplitude, que je perçois mon air autour de moi. Je le fais timidement mais beaucoup plus qu’au début, parce que je sens que mes mouvements ne sont pas désincarnés (enfin me semble t-il très modestement), je veux dire qu’ils ont un sens pour moi.
Etre dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Etendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !
Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l’espace !
Sentir dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
S’élever au réel et pencher au mystère,
Etre le jour qui monte et l’ombre qui descend.
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l’eau,
Et comme l’aube claire appuyée au coteau
Avoir l’âme qui rêve, au bord du monde assise…
Anna De Noailles
Voilà, merci Henri, Gérard et Pierre